Figure : au XIXème siècle, on supposait que cette chauve-souris (Genus Vespertillio) était un vampire.

La médecine comparée a longtemps été considérée comme une discipline peu rentable, voire stérile. Pourtant, au cours des dernières années, l’étude comparée de l’homme et d’autres animaux a fourni de nombreux enseignements grâce auxquels la physiologie et la pathologie humaines ont pu progresser. Les établissements où l’on peut mener de telles recherches sont encore en nombre très restreint. Un centre de ce genre, le Nutfield Institute of Comparative Medicine, fonctionne au zoo de Londres depuis 1963. Un personnel de médecins, de vétérinaires et de scientifiques s’y consacre à l’étude d’un certain nombre de projets. L’un d’entre eux, l’étude comparée des maladies cardio-vasculaires spontanées, a donné lieu à des observations annexes qui montrent bien l’intérêt exceptionnel de ces conditions de travail.

Depuis plusieurs années, on a étudié, chez les animaux sauvages qui meurent en captivité au zoo de Londres et dans d’autres collections animales analogues (H. Fox (1933), in Arteriosclerosis, ed. E.V. Cowdry), l’incidence des maladies cardio-vasculaires. Un fait remarquable a été observé : seules de rares espèces présentent des lésions artérielles de même type que celles de l’homme. Des formes précoces d’athéromes ont été trouvées chez quelques ongulés et primates non hominiens, mais les lésions athéroscléreuses avancées n’ont été constatées que chez un petit nombre d’espèces aviaires. Fait également intéressant : la thrombose occlusive est extrêmement rare chez tous les animaux en dehors de l’homme; quand on la rencontre chez les animaux, c’est généralement comme phénomène secondaire à une infection ou à une blessure (R. Finlayson (1965), J. Zool., 147, 239).

Ces observations suggéraient qu’il serait fécond d’étudier d’un point de vue comparatif quelques-uns des mécanismes sanguins susceptibles d’intervenir dans l’étiologie des maladies cardio-vasculaires humaines, de chercher une éventuelle relation entre l’activité de ces mécanismes et l’incidence des lésions artérielles spontanée dans une espèce animale donnée et d’essayer de répondre à la question «pourquoi les thromboses sont-elles rares chez les animaux ?» On a suggéré que l’hyperactivité du mécanisme de coagulation sanguine pouvait conduire à un dépôt de fibrine sur la paroi artérielle. Cette fibrine peut alors être recouverte par des cellules endothéliales, donnant lieu à un épaississement de la paroi vasculaire, et ultérieurement à l’athérosclérose (J.B. Duguid (1948), J. Path. act., 60, 57). Il était également possible qu’elle constitue une surface d’activation sur laquelle un excès de fibrine se dépose, ce qui aboutirait finalement à une occlusion thrombotique du vaisseau. Cette situation peut être aggravée par une dépression du système fibrinolytique sanguin, système qui, lorsqu’il fonctionne normalement, opère la lyse du dépôt de fibrine intra-vasculaire. Une hypothèse analogue fut avancée, impliquant l’adhérence des plaquettes, à l’endothélium artériel, qui pourrait, par le même processus, former des foyers de lésions thrombotiques et athéromateuses (J.E. French (1958), in General Pathology, ed. H. Florey). On équipa alors un laboratoire, avec l’aide financière de la British Heart Foundation, pour comparer la coagulation sanguine, la fibrinolyse et l’agrégation plaquettaire chez les animaux sauvages captifs et chez l’homme.

Figure : Desmosdus rotundus, une vrai chauve-souris vampire, en captivité à l’institut.

Bien qu’une tendance accrue du sang à la coagulation ou des plaquettes à l’agrégation puisse mener à une maladie vasculaire, ces mécanismes enzymatiques jouent néanmoins un rôle important dans le processus de défense du corps en empêchant, après une blessure, une perte importante de sang. Si l’hyperactivité des mécanismes est donc un moyen logique de prévenir ou de traiter la situation, et il s’ensuit qu’une substance quelconque susceptible de réduire l’hémostase pourrait être utile à cet égard. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés aux vampires. Ces animaux, durant leur processus normal d’alimentation, provoquent une blessure qui saigne abondamment pendant plusieurs heures, ce qui implique une agression importante du vampire dans le mécanisme hémostatique de la victime.

De Dracula à Desmodus

Les vampires furent décrits dans la mythologie pendant plusieurs siècles, comme des fantômes hantant les cimetières et qui, la nuit, s’attaquaient à des victimes humaines, les saignant à blanc et les dotant ensuite des attributs du vampirisme. Ce fut seulement au VXIème siècle, quand les successeurs des conquistadores espagnols revinrent d’Amérique du Sud avec des récits de chauves-souris suceuses de sang, que les vampires prirent figure de chauves-souris et que celles-ci furent assimilées aux vampires. Même alors, on ignorait quelle sorte de chauves-souris était suceuse de sang et, inévitablement, on créditait de ce comportement les chauves-souris plus grandes et les plus méchantes. On sut plus tard que celles-ci étaient en fait frugivores (les Mégachiroptères). Charles Darwin (C. Darwin (1845), Journal of researches inti the natural history and geology of the countries visited during the voyage of H.M.S. Beagle round the world, 2ème édition, Jonh Murray, Londres) fut le premier naturaliste à consigner le repas de sang de Desmodus rotondus (famille des Desmodontidés).

Figure : schéma d’un Desmodus rotundus, d’après un film dans lequel la chauve-souris s’alimentait dans un bol de sang défibriné ; on remarquera sa longue langue pointue.

On connaît maintenant trois sortes de chauves-souris vampires, vivant toutes trois exclusivement en Amérique centrale et du Sud. Ce sont de petits animaux de 30 cm d’envergure au maximum, dont la longueur atteint 10 cm. Les habitudes alimentaires de la plus connue, Desmodus rotondus, ont été étudiées en détail par le professeur W.A. Wimsett, de l’université de Cornell (W.A. Wimsett (1959),Ward’s Nat. Sci. Bull., 32,35), et au Nutfield Institute. Son régime consiste uniquement en sang obtenu par la morsure d’animaux vivants – en général bétail, chevaux ou ânes, et, occasionnellement, êtres humains – à l’aide d’une paire unique d’incisives supérieures très petites. Ces dents retirent un pivot de chair triangulaire de 2 mm de large, s’étendant vers le bas dans le tissu vasculaire du derme. Le sang s’écoule rapidement de cette blessure, et la chauve-souris, toujours accrochée à sa victime, plonge sa longue langue pointue dans le sang, par séries de rapides mouvements de va-et-vient. Quand la langue pénètre dans la mare de sang, la tension superficielle est modifiées, et le sang monte par capillarité vers les deux profondes rainures situées au-dessous de la langue et parallèles aux bords externes.

Figure : radiographie aux rayons X d’un Desmodus en train de consommer du sang défibriné contenant du sulfate de baryum ; on peut ainsi mettre en évidence le sillon sublingual (cliché obligeamment communiqué par le Dr Duboulay, Nutfield Institute of Comparative Medecine).

Par cinématographe, on a vu que, en même temps, la salive descend vers la partie antérieure de la langue en direction de la blessure. La langue, quand elle revient dans la bouche, en deux projections vers la lèvre inférieurs qui s’adapte aux rainure de celle-ci, pousse le sang vers le haut en direction de la cavité buccale. Desmodus n’est donc pas réellement une suceuse de sang. Contrairement aux autres animaux mangeurs de sang qui extraient le sang activement en créant une pression négative, il n’y a pas de modification de la bouche pour permettre le percement et l’injection. Il est cependant essentiel pour cet animal que la blessure puisse saigner abondamment et pendant longtemps. Les expériences des propriétaires sud-américains de bétail, appuyées par les observations des naturalistes, ont montrés que les blessures causées par les vampires continuent à saigner plusieurs heures après que la chauve-souris a cessé de se nourrir. Ce n’est pas le cas pour les blessures similaires obtenues par un autre moyen, pour lesquelles l’hémorragie ne peut durer plus de cinq minutes. Nous décidâmes donc d’examiner la salive de Desmodus pour y rechercher la présence de substances capables d’inhiber le mécanisme hémostatique.

Un agent thrombolytique prometteur ?

Des études de ce type ont déjà été tentées. La capacité de la salive à empêcher la coagulation a été démontrée par Romana (C. Romana (1939), Soc. Path. Exot., 32, 399) et Mann (F.G. Mann (1951), Biologica, 12, 3) et la dissolution de caillots de sang contenant de la salive de Desmodus fut remarquée par Bier (O.B. Bier (1932), C.R. Soc. Biol., 110, 129) et Disanto (P.E.Disanto (1960), J. Morphol., 106, 301) respectivement. Cependant, le mécanisme n’a pas été considéré en relation avec les théories courantes de l’hémostase, pas plus que n’ont été envisagées ses éventuelles applications médicales. Au Nutfield Institute, la juxtaposition de moyens d’étude comparative très modernes, et d’une collection d’animaux sauvages exotiques a fourni une occasion idéale de traiter le problème en détail et d’examiner la valeur théorique des quelques substances actives trouvées.

Figure : expérience au cours de laquelle on met en évidence la lyse d’un caillot artificiel par la salive de Desmodus ; deux caillots identiques sont préparés à partir de plasma humain riche en plaquettes. Après congélation, on ajout à l’un (à gauche) une solution saline de contrôle, et à l’autre (à droite) une solution de salive ; la lyse du caillot humain est totale au bout de 12 heures.

Théoriquement, la salive de Desmodus pourrait faire obstacle à l’hémostase de plusieurs manières : en augmentant la vasodilatation ou en inhibant la vasoconstriction, en diminuant l’agrégation plaquettaire, en fournissant un anticoagulant qui pourrait ralentir ou empêcher la formation de fibrine ou en stimulant l’activité fibrinolytique, de telle sorte que toute fibrine formée susceptible de boucher les blessures serait dissoute. On a découvert que la salive pouvait facilement être recueillie sans manipuler ni déranger les chauves-souris, en plaçant une petite goutte de nitrate de pilocarpine sur la muqueuse buccale. On remarque alors une augmentation de la salive, habituellement 2 à 3 minutes après le traitement, et on la recueille à l’aide d’une pipette Pasteur en polyéthylène. On dialyse la salive ainsi obtenue pour ôter les traces de pilocarpine, puis on la teste aussitôt, ou bien on la congèle pour la conserver.

Figure : mécanisme de l’hémolyse engendrée par Desmodus.

Initialement, on testait l’activité fibrinolytique par la technique de la plaque de fibrine (T. Astrup & S Mullertz (1952), Arch. Biochem., 40, 346). Cette technique consiste à former une couche de fibrine en mélangeant fibrinogène et thrombine dans une boîte de Pétri, puis à déposer des gouttes standardisées de matériel-test sur la fibrine. En présence de substance fibrinolytique, cette dernière est dissoute autour de l’échantillon-test original, l’aire de lyse étant proportionnelle à l’activité fibrinolytique. Cette méthode fournit un moyen quantitatif et qualitatif d’évaluer l’activité fibrinolytique. Quand on testait la salive de Desmodus par cette technique, on observait de larges aires de lyse et il était encore possible, à une dilution de 1/100 de la salive, de mesurer une activité. Ces résultats prometteur incitaient à des expériences supplémentaires; on trouva que l’activité fibrinolytique provenait de la présence dans la salive d’un activateur de la profibrinolyse des victimes (plasminogène). Par convention, on choisit pour cet activateur le nom de desmokinase, dérivé du nom générique de la chauve-souris.

Figure : zones de lyses provoquées par de la salive de Desmodus sur des plaques standard de fibrine ; la salive a été diluée à 1/10, 1/100 et 1/1000 avec du NaCl 0.9%.

La desmokinase, qui a été maintenant partiellement séparées des autres substances actives de la salive, a plusieurs propriétés intéressantes (C. Hawkey (1966), Nature, 211, 434). Elle est stable sous forme congelées et peut être chauffée 30 minutes à 56 degrés sans perte d’activité. L’injection intraveineuse à des singes et à des souris ne produit aucun effet toxique et opère une activation marquée de leur mécanisme fibrinolytique. Mais la découverte la plus intéressante est que les thrombi artificiels préformés, structurellement semblables à ceux de la thrombose intra-vasculaire, peuvent être dissous après addition de desmokinase. En utilisant d’autres activateurs connus du plasminogène, tels que l’urokinase ou la streptokinase, on ne peut obtenir un effet semblable. S’il est permis d’extrapoler, de ces résultats à un phénomène in vivo, la desmokinase pourrait fournir le point de départ d’un agent thrombolytique prometteur.

L’espoir d’une future synthèse

Nous sommes donc en présence d’un mécanisme par lequel Desmodus assure le libre écoulement du sang de ses victimes. Mais ce n’est pas tout. Il apparaît que dans la salive de cette chauve-souris se trouvent aussi deux substances anticoagulantes, qui interviennent dans le processus de coagulation à un niveau différent. Une substance bloquant l’agrégation des plaquettes (C. Hawkey, Brit. J. Haemat.) est également présente. Normalement, on estime qu’à la suite d’une blessure les plaquettes sont agrégées par action de l’adénosine disphosphate (A. Gaarder, J. Jonsen, S. Laland, A. Hellem & P.A. Owren (1961), Nature, 192, 531) libérée par les cellules endommagées ou par action de la thrombine formée lors de la mise en route parallèle du processus de coagulation. En présence de salive de Desmodus, l’agrégation des plaquettes par des agents est de beaucoup réduite. Ainsi l’obstruction de la blessure soit par des amas de plaquettes, soit par de la fibrine, la desmokinase la lysera, et la chauve-souris pourra se nourrir à son aise.

Figure : tête de Desmodus, montrant la paire unique d’incisives médianes supérieures avec laquelle la blessure est opérée (grossissement 3.5x)

Nous avons déjà mentionné la possibilité d’exploiter ces résultats en médecine humaine. Des enzymes du système fibrinolytique, activateurs du plasminogène et fibrinolysines directes, ont été utilisés avec quelques succès comme agents thrombolytiques pour ôter des artères et des veines les thrombi préformés (L.T. Cotton, P.T. Flute & M.J.C. Tsapogas (1962), Lancetii, 1081; A.S. Douglas & G.P. McNicol (1964), Brit. Med. Bull., 20, 228; M.L. Clark, C. Hawkey, M. Howell, R.S.O Rees & J. Stubbs (1965), Postgrad. Med. J., 41, 96). La streptokinase, produite par certaines souches de streptocoques hémolytiques, et l’urokinase, extraite de l’urine humaine normale sont les agents les plus employés pour ce type de traitement. Quelques indications nous laissent espérer que la desmokinase sera supérieure aux activateurs du plasminogène déjà employés. Pendant de nombreuses années, des anticoagulants tels que l’héparine ou des médicaments dérivés de la coumarine ou des groupes indaeione ont été utilisés à des fins thérapeutiques et prophylactiques dans des états pré-thrombotiques ou thrombotiques. Les anticoagulants présents dans la salive de Desmodus bloquent le processus de coagulation à plusieurs niveaux, ce qui laisse penser que leurs effets protecteurs potentiels méritent d’être pris en considération. On pourrait aussi utiliser dans un but prophylactique le pouvoir de la salive de Desmodus pour diminuer l’agrégation plaquettaire et réduire la tendance des plaquettes à adhérer à l’endothélium vasculaire. Quoique nous n’envisageons pas d’utiliser les chauves-souris vampires comme source définitive de ces intéressantes substances, nous avons effectué à partir de leur salive des essais d’isolement et de caractérisation des composants actifs dans l’espoir d’une éventuelle synthèse. Au mieux, il pourrait résulter de ce travail la découverte d’utiles substances thérapeutiques ; au pire, on obtiendrait des réactifs aux propriétés spécifiques qui pourraient faciliter une expérimentation ultérieure du laboratoire sur les systèmes enzymatiques complexes intervenant dans l’étiologie des maladies cardio-vasculaires.


Réf. : C. Hawkaey, Atomes, no 250, janvier 1968, vol. 23, pp. 39-41.